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Comptes rendus
Asie

Michel Bruneau, L’Asie d’entre Inde et Chine. Logiques territoriales des États

Bernard Formoso
p. 519-521
Référence(s) :

Michel Bruneau, L’Asie d’entre Inde et Chine. Logiques territoriales des États. Paris, Belin, 2006, 317 p., bibl., index, ill., fig., tabl., cartes.

Texte intégral

  • 1  Cf. notamment Christian Taillard, ed., Norao, 2: Intégrations régionales en Asie orientale, Paris, (...)

1La thèse que défend Michel Bruneau dans cet ouvrage est celle d’un rapport spécifique à leur territoire qui distinguerait les États d’Asie de leurs homologues situés ailleurs dans le monde. Leurs structures sociospatiales contemporaines se placeraient en effet dans la continuité directe de modèles élaborés dès le début de notre ère. Adoptant une perspective braudélienne, inscrite dans le temps long et ayant largement recours aux concepts et données de l’ethnologie, l’auteur privilégie l’analyse des dynamiques spatiales des États-nations de l’Asie du Sud-Est, ceux-ci réalisant de manières très variées les logiques d’organisation qu’ils ont empruntées soit à l’Inde, soit à la Chine. L’approche géographique ici proposée est originale en ce qu’elle sort des études limitées à l’ensemble régional sud-est asiatique ou à l’une de ses composantes nationales pour replacer ces deux échelles dans une perspective asiatique plus générale. L’ouvrage consacre ainsi de longs développements aux structures territoriales développées au fil des siècles en Inde, en Chine et au Japon, afin de mieux dégager les idéaux-types qui lui servent de référents, mais aussi pour étoffer une démarche comparative dont l’objectif est de mieux saisir les ressorts de l’évolution particulière des États de la région. Les récents phénomènes transfrontaliers ou transnationaux font également l’objet d’un examen détaillé. De ce point de vue, mais aussi par son souci de mise en contexte, ce livre peut être rapproché des publications du projet Norao (Nouvelles organisations régionales en Asie orientale)1. Il s’en démarque cependant par une plus grande profondeur historique, par une meilleure prise en compte de l’apport indien et par un rendu plus systématique des développements nationaux contemporains à l’échelle sud-est asiatique.

2Michel Bruneau dégage dans les premiers chapitres de l’ouvrage deux grands modèles de structuration des espaces sociopolitiques asiatiques. Le premier, typique du monde indien et théorisé dans l’arthaçastra, est qualifié de hétérarchique ou d’État-mandala. Il est fondé sur une hiérarchie englobante d’unités politiques s’emboîtant les unes dans les autres. Sa structure territoriale est zonale car se présentant sous la forme de cercles concentriques. Elle se signale aussi par un polycentrisme à différents niveaux, les pôles secondaires fonctionnant comme répliques réduites du pôle principal. Comme autres traits récurrents, il faut mentionner la flexibilité des statuts fondés sur la réussite individuelle et des dynamiques de coopération/compétition jouant sur les stratégies d’alliance. Quoique ce modèle s’applique aux États agraires à base rizicole fondés dès les premiers siècles de notre ère dans la péninsule indochinoise ou en Insulinde, il rend compte aussi des cités-États cosmopolites des franges côtières, axées sur le commerce maritime et articulées en réseaux linéaires. Quant au second modèle, qualifié de hiérarchique ou d’État unitaire, il se serait imposé en Chine sous le règne des Qin, avant d’être transposé au Vietnam. Il se caractérise par une structure hiérarchique très centralisée, s’appuyant sur un puissant système administratif qui tend à homogénéiser l’espace intérieur qu’il quadrille, seuls les espaces périphériques échappant partiellement à la domination du centre civilisateur, grâce à une administration indirecte qui n’est qu’une étape avant l’intégration complète.

3Selon l’auteur, ces deux modèles sont venus se greffer sur le socle ethnogéographique de l’Asie du Sud-Est – le « fond asien », disait Paul Mus –, caractérisé par des sociétés acéphales, égalitaires et claniques. L’organisation étatique serait par conséquent un facteur exogène lié aux apports civilisateurs indiens ou chinois. Ce schéma interprétatif, que nuancent diverses découvertes archéologiques récentes, fait aussi référence au modèle oscillatoire gumsa/gumlao dans lequel Michel Bruneau veut voir l’expression paradigmatique des mécanismes acculturatifs ayant conduit au développement local de sociétés stratifiées, bien que la pertinence sociologique de ce modèle soit aujourd’hui très décriée. Dans l’optique de l’auteur, les montagnards du nord de la péninsule indochinoise auraient préservé plus ou moins intactes les formes d’organisations égalitaires anciennes. Or nombre d’études ethnologiques consacrées aux dites communautés montrent qu’elles sont toutes hiérarchisées à des degrés et selon des modalités variables. Dès lors, la question pertinente n’est pas de savoir comment s’est opérée la transition de structures égalitaires de faible portée sociologique à d’autres, hiérarchisées et plus englobantes, mais bien plutôt de comprendre comment les hiérarchies anciennes ont pu s’articuler à d’autres importées, opérant à des échelles différentes et procédant de nouvelles idéologies du pouvoir. Sur un plan plus général, on ne peut souscrire à l’affirmation de l’auteur, selon laquelle « dans la longue durée, l’Asie du Sud-Est a été un entre-deux, une zone de creux relatif entre deux pôles culturels » (p. 235). En l’état actuel des recherches archéologiques, on manque en effet de données fiables pour apprécier à sa juste valeur le dynamisme culturel des sociétés de la région avant que l’indianisation ou la sinisation n’aient opéré.

4Après avoir passé en revue, au fil des quatre premiers chapitres, les modèles de structuration de l’espace politique reproduits en Asie du Sud-Est à l’époque pré-moderne, l’auteur s’efforce d’identifier le poids de ces structures héritées du passé dans les configurations territoriales élaborées pendant et après la période coloniale. Dans la seconde moitié de l’ouvrage, il traite ainsi successivement : de la manière dont l’État vietnamien a progressivement intégré ses hautes terres à l’espace national, de l’évolution contemporaine des États agraires à développement concentrique (Thaïlande, Birmanie, Cambodge), des modèles axiaux et des espaces transfrontaliers de la Méditerranée asiatique (Malaysia, Singapour, Brunei, Indonésie), et des logiques de cohésion et de fragmentation des États-archipels asiatiques que sont l’Indonésie, les Philippines et le Japon. Dans le dernier chapitre, il examine aussi divers espaces transnationaux, qui découlent de décisions politiques (Asean, projet du Grand Mékong) ou de l’initiative d’acteurs économiques (réseaux tissés par les entrepreneurs de la diaspora chinoise).

5Il ressort de ces analyses que les États-nations d’Asie du Sud-Est se signalent presque tous par une forte prégnance du modèle centre-périphérie : une mégalopole concentrant une bonne partie de la population urbaine et l’essentiel de l’activité économique, politique et administrative au détriment des zones organisées en cercles concentriques qui l’entourent et dont le niveau de développement va décroissant au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre. Quoique cette structure territoriale ne soit en rien propre à l’Asie du Sud-Est, puisqu’elle est attestée dans nombre d’États postcoloniaux d’Afrique ou d’Amérique, Michel Bruneau soutient qu’elle est particulièrement accentuée dans les anciens États agraires de la région en raison de l’empreinte laissée par les configurations en mandala sur les logiques d’organisation territoriale actuelles. Cette thèse est cependant fragilisée par le fait que l’hypercentralisation des diverses formes de pouvoir a pris le pas dans la plupart des nations contemporaines sur la grande autonomie laissée aux pôles politiques de la périphérie dans les anciens États hétérarchiques. L’idée selon laquelle la colonisation récente des hauts plateaux par les Viêt reproduit des logiques d’implantation plus anciennes, héritées du modèle unitaire chinois, prête là aussi à discussion, car ses modalités ne la distinguent pas significativement de la transmigrasi indonésienne, conduite pourtant par un État jadis organisé sur un mode hétérarchique. Plus convaincants sont en revanche les développements qui montrent que les configurations transnationales actuelles perpétuent ou réactivent les axes de communication et d’échanges de l’époque pré-moderne. De ce point de vue, l’analyse multiscalaire que propose l’auteur des axes de croissance et des zones de coopération transfrontalières de part et d’autre du détroit de Malacca est des plus pénétrantes.

6En définitive, l’étude met plus en évidence la pérennisation dans le temps d’axes de communication et d’échanges que celle de modèles spatiaux de structuration du pouvoir. En dépit de ce décalage par rapport aux hypothèses de départ, le livre s’impose d’emblée comme une très utile contribution à la connaissance de l’Asie du Sud-Est et a vocation à devenir un manuel d’introduction générale aux problématiques de cet espace régional. Il conjugue en effet une mise en perspective asiatique inscrite dans la longue durée et un examen approfondi de l’évolution contemporaine des différents pays de la région, sous l’angle notamment des défis majeurs qu’ils doivent relever pour consolider leur unité nationale, réduire les écarts de revenus au sein de leurs populations et participer à la très forte dynamique de croissance du pôle asiatique.

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Notes

1  Cf. notamment Christian Taillard, ed., Norao, 2: Intégrations régionales en Asie orientale, Paris, les Indes savantes, 2004.

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Pour citer ce document

Référence papier

Bernard Formoso, « Michel Bruneau, L’Asie d’entre Inde et Chine. Logiques territoriales des États »L’Homme, 187-188 | 2008, 519-521.

Référence électronique

Bernard Formoso, « Michel Bruneau, L’Asie d’entre Inde et Chine. Logiques territoriales des États »L’Homme [En ligne], 187-188 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2008, consulté le 27 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/20932 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.20932

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